Détail de l'album

  • DATE DE PUBLICATION /30 octobre 2020
  • LABEL /Season Of Mist
  • FORMAT /LP, CD et Digital

Notre avis

Quelques années après les débuts de Sólstafir, qui délaissa rapidement le genre pour de nouveaux rivages aux confins du post-metal et du post-rock, la scène black metal de Reykjavik fut le creuset brûlant d’une exceptionnelle créativité musicale. Ces quinze dernières années ont ainsi vu l’émergence d’une variété de groupes aux guitares toutes en résonances et dissonances, sonorités rugueuses tantôt glaciales tantôt mélancoliques, appuyées de voix rageuses, écorchées et rocailleuses, influencés par le black metal de la seconde vague scandinave mais parvenant à largement s’en distancier et à développer une esthétique unique et novatrice. On pourra penser notamment à la puissance de Svartidauði (dès leur très remarqué, et remarquable, premier album Flesh Cathedral), aux imposants Zhrine,  Almyrkvi et  Sinmara, ou à l’épique et mélodieux Misþyrming (tous vivement conseillés). Certains y mêlent des sonorités plus expérimentales, psychédéliques par moments, transes hypnotiques s’inscrivant toujours dans l’expression d’une violence chaotique et viscérale comme le font à merveille Wormlust (jetez donc une oreille à The Feral Wisdom). À l’autre extrémité du spectre, on retrouve le très éthéré quatuor de Dynfari, qui n’hésite d’ailleurs pas à lorgner du côté des influences post-rock comme en témoigne l’excellent album The Four Doors of the Mind.

Au sein d’une production islandaise riche et d’une telle qualité, il ne semble pas évident de parvenir à se distinguer. C’est néanmoins ce qu’a réussi Auðn, par son approche d’un black metal atmosphérique construit sur une superposition plutôt dense de couches mélodiques, entre arpèges propices à la rêverie, riffs plus lourds à la tonalité glaciale et tremolos picking lancinants, le tout appuyé par une section rythmique qui, bien que nous rappelant régulièrement à quelques blastbeats typiques du black de la seconde vague, suit en alternance des rythmes mid-tempo bien plus posés sur une batterie aux sonorités par moments tribales. Ainsi, sans pour autant renier ces racines musicales, les musiciens d’Auðn ont su faire preuve d’inventivité pour se créer une place singulière sur la scène de Reykjavik, par des sonorités porteuses d’une forte intensité dramatique au diapason d’une nature islandaise aux inspirantes aspérités. Leur nouvel opus s’inscrit dans la continuité de leurs précédents efforts et préserve les particularités leur ayant permis de forger cette identité singulière, tout en faisant preuve d’une nouvelle maturité musicale avec une évolution notable tant dans l’ambiance et la composition que dans la production. Sorte de grande composition en plusieurs mouvements, Vökudraumsins Fangi sait jouer sur les alternances de rythmes, de riffs, de tremolos et de types de voix utilisés, pour créer une sensation de montagnes russes émotionnelles embarquant l’auditeur dans une grande fresque tragique emplie de noirceur et de mélancolie avoisinant les une heure d’écoute.

D’entrée de jeu, Einn um alla tíð, premier titre de l’album et aussi le plus long, offre un bon aperçu de différents ingrédients du black atmo façon Auðn : l’introduction acoustique à la douceur trompeuse laisse place à un uppercut de riffs emplis de noirceur accompagnés d’un chant écorché très expressif, avant de ralentir le tempo sur des arpèges emplis de mélancolie et d’amertume en cœur de morceau, puis de repartir sur un final qui prend aux tripes. On retrouvera ce type de structure alternée notamment sur Birtan hugann brennir.

Par contraste avec ces morceaux développant leur atmosphère sur le temps long, Vökudraumsins Fangi offre aussi quelques compositions bien plus courtes et violentes, en témoignent un Eldborg au tremolo picking particulièrement grave et sombre mâtiné de riffs brutaux sur une batterie nerveuse, dégageant ainsi une ambiance quasi horrifique (agréable surprise), ou encore Drepsótt et sa brutalité percutante toute en breaks et en compacité.

J’aimerais revenir plus particulièrement sur le remarquable quatuor de titres concluant l’album. Horfin mér, empreint de désespoir, se métamorphose dans sa seconde partie en une sorte de doom mélodique hanté, ce ralentissement accentuant l’impression de plongée dans cette glaciale obscurité de l’hiver étreignant les âmes esseulées. Cette chute dans les ténèbres se poursuit sur un autre rythme dans Á himin stara, sa ligne de batterie hyper dynamique et ses tremolos d’une vénéneuse noirceur. La qualité d’écriture des introductions récurrente chez Auðn se manifeste une nouvelle fois avec celle de Ljóstýra, d’une tristesse poignante qui n’est pas sans rappeler certaines parties mélancoliques que votre serviteur apprécie tout particulièrement chez leurs camarades de Sólstafir. Après ce trio de titres habités par une telle intensité émotionnelle, la chanson éponyme clôture l’œuvre de manière assez surprenante, en ceci qu’elle suit sur presque toute sa durée un tempo lent a contrario des alternances de rythme récurrentes sur le reste de l’album (pas le moindre blast ici), sans chant sur sa majeure partie, se focalisant sur une instrumentation de toute beauté comme pour permettre à l’auditeur de se reposer un peu de son odyssée sonore. Les mélodies sont hypnotiques, envoûtantes et véhiculent comme une volonté d’introspection.

Par rapport aux deux précédents albums, les islandais nous présentent donc ici une œuvre dense et définitivement plus sombre. Cette évolution est d’autant plus marquée, sur le plan instrumental, par l’ajout d’une troisième guitare leur permettant de donner encore plus de corps à ce type d’atmosphère. Une autre évolution notable se situe sur le registre vocal : là où un Farvegir Fyrndar bénéficiait d’un chant guttural déjà de qualité mais plutôt restreint dans sa diversité, l’étendue des registres vocaux proposée ici par Sveinsson est plus large, habillant les compositions d’une palette de nuances : tantôt criées, écorchées, rauques, tantôt profondes et gutturales, illustrant l’expressivité de sa voix et rendant ainsi les émotions palpables pour l’auditeur,  elles jouent un rôle clé dans la puissance immersive de cet album. Notons que les sonorités de la langue islandaise y ajoutent un charme vraiment particulier, accentuant encore plus sa puissance évocatrice.

Outre les évolutions susmentionnées, un nouvel atout majeur dans le son d’Auðn est le grand pas en avant franchi dans la qualité de production en comparaison de leurs précédents opus. L’atmosphère s’en retrouve sublimée par une excellente différenciation des pistes mélodiques et rythmiques, qui se superposent en couches parfaitement discernables : les riffs, tremolos, effets des différentes guitares se distinguent fort bien les uns des autres sans confusion aucune et sans masquer la basse ni une batterie puissante et équilibrée, la production sachant apporter à la fois clarté et ampleur à chaque instrument, le chant n’est ni noyé par l’instrumentation ni excessivement mis en avant. Là où un Farvegir Fyrndar pouvait sembler quelque peu brouillon dans ses textures dès lors que plusieurs couches de riffs et mélodies se superposaient, rendant plus difficilement discernables certaines sonorités (dont la basse) et amoindrissant le ressenti dynamique des parties de batteries, Vökudraumsins Fangi présente une excellente qualité de mixage qui contribue indéniablement à la profondeur émotionnelle ressentie à l’écoute.

Écrin sublime de nature sauvage forgée par le feu et la glace, terre âpre et sans compromis aux paysages puissamment évocateurs, l’Islande a manifestement inspiré à ses musiciens une fulgurance passionnée à l’image de l’alchimie de longue date entre le romantisme (au sens littéraire et pictural du terme) et le black metal.  Vökudraumsins Fangi en est une belle illustration, happant aisément l’auditeur dans un tourbillon d’émotions tantôt éthérées, mélancoliques, introspectives, tantôt furieuses, déchaînées, sinistres, dépeignant un paysage sonore à l’image de l’île qui l’a vu naître.  On y retrouve l’expression musicale de thématiques classiques comme le rapport à une nature tourmentée, reflet extérieur des passions intérieures et angoisses existentielles de l’être humain d’une part, et l’effacement des démarcations nettes entre illusion et réalité d’autre part, lues sous un prisme évidemment tragique (comme l’évoque le titre même de l’album se traduisant par « prisonnier de la rêverie ».). Je le conseille vivement à tout amateur de black metal souhaitant découvrir une épopée sonore à l’ambiance singulière propre à la scène islandaise, bénéficiant d’une grande qualité tant de composition que de production.

Quelques mots en guise de conclusion, sur l’artwork révélateur lui aussi d’une thématique porteuse de la musique. On le doit ici à Mýrmann, peintre impressionniste islandais dont je vous incite, pour celles et ceux sensibles à ce style de peinture, à suivre le travail sur le réseau de votre choix. Ce que la composition picturale évoque dès le premier coup d’œil est en plein accord avec l’ambiance et les émotions véhiculées par composition musicale. On est ici pleinement ancré dans l’impressionnisme qui se caractérise justement par le rejet des démarcations claires dans le rapport au réel, préférant mettre l’accent sur les ambiances et la luminosité ici matérialisées dans choix de paysage et de couleurs sombres aux nuances de rouge et de noir, et faisant ainsi écho au sens de  Vökudraumsins Fangi.

Sinan